Eric D. Widmer

Widmer, E. D. (1995). D'Abel et de Caïn. Les relations fraternelles à l'adolescence, Thèse de doctorat. Faculté des sciences économiques et sociales, Université de Genève, 415p.

"Peu d'aspects de la vie familiale ont été moins étudiés que l'interaction entre frères et soeurs" (Caplow, 1984: 8). Cette constatation donne le ton. La sociologie de la famille a centré son attention durant de nombreuses années sur les relations conjugales et sur les relations du couple avec l'enfant. L'importance d'autres liens familiaux est apparue depuis peu. Parmi eux figure la relation fraternelle ou relation de "germanité".

Il existe encore actuellement fort peu d'études sur la germanité, en particulier dans la sociologie francophone. La sociologie anglo-saxonne a été jusqu'à peu elle aussi plutôt discrète. Depuis le milieu des années quatre-vingt, cependant, on assiste à une forte augmentation des publications portant sur ce thème. Prise de conscience de l'importance de la question, tardive certes, mais absolument nécessaire: la relation fraternelle n'est-elle pas l'une des trois relations fondamentales, avec la filiation et l'alliance, que l'individu expérimente au sein de la famille nucléaire, dans toutes les sociétés (Zimmerman, 1993, 131) ? Les anthropologues et ethnologues ayant travaillé sur les systèmes de parenté des sociétés préindustrielles ont pour bon nombre d'entre eux insisté sur la place importante qu'y tient la relation de germanité.

Ainsi, les aînés jouent dans bien des sociétés anthropologiques un rôle de premier plan dans les soins apportés aux plus jeunes. "Les germains, dit Murdock, sont liés entre eux de façon analogue [à ce qui existe entre eux et leurs parents] par les soins et l'aide fournis par un aîné à son cadet..." (1972: 28). Dans les îles Salomon (Pacifique sud-ouest), par exemple, les aînés, à partir de l'âge de six ou sept ans, doivent s'occuper seuls de leurs germains nouveaux nés, pour des périodes allant jusqu'à deux à trois heures chaque fois. A l'âge de onze ans, la fille aînée est fréquemment chargée par ses parents, éloignés par leur travail, des soins à donner à ses cadets, durant toute la journée (Watson-Gegeo et alii, 1989: 60). Dans de nombreuses sociétés, l'aîné a un rôle d'éducateur reconnu par les normes culturels. Ce rôle concerne tant l'apprentissage des soins à apporter à sa personne, du travail domestique, des techniques artisanales ou agricoles, que des valeurs sociales. L'implication des aînés libère les parents d'une partie des tâches domestiques, au profit de la production, et permet ainsi à la famille de survivre (Cicirelli, 1994: 11). En contrepartie, l'aîné jouit souvent d'une autorité considérable sur le cadet. Il est respecté et obéi par le cadet au même titre que les parents, et cette obéissance étend ses effets au-delà de l'enfance. C'est le cas, par exemple, dans la famille musulmane, où les frères aînés sont responsables de l'honneur de la famille, et donc des actions de leurs soeurs1.

Le lien de germanité est donc un complément au lien parents-enfants dans la socialisation des plus jeunes. La solidarité qu'il sous-entend et que crée cette dépendance ne se démentira pas dans les étapes ultérieures de la vie. Les enfants développent, en effet, des attentes normatives fortes les uns par rapport aux autres, qui seront déterminantes dans la suite de leur existence (Vollenwyder, 1994:14). Ainsi, par exemple, chez les Kwara'ae des îles Salomon, le partage est une valeur centrale pour les germains, et peu d'entre eux oseraient le remettre en question: "à l'âge de trois ans, un enfant partage automatiquement sa subsistance avec un germain plus jeune et, à l'âge de six ans, il renoncera souvent à manger, s'il n'y a pas assez pour son germain" (Watson-Gegeo et alii, 1989: 61). Dans les sociétés concernées par le problème des subsistances, en effet, la solidarité entre les germains est une condition de la survie du groupe. L'individu est impotent sans l'aide de ses frères et soeurs.

Cette interdépendance s'exprime en plusieurs occasions centrales dans la vie du groupe. Considérons par exemple le mariage. Au Sri Lanka, les frères travaillent pour augmenter l'avoir de leurs soeurs, particulièrement quand le père n'est pas capable de donner une dot suffisante. Ils sont directement concernés par le mariage de leurs soeurs: le frère doit parfois différer son propre mariage de manière à les aider (Cicirelli, 1994: 12). En Afrique de l'Est, les germains sont extrêmement dépendants les uns des autres quant à leurs mariages respectifs: le prix de la fiancée revient à son père; il utilisera cet avoir pour marier ses fils, c'est-à-dire les frères de celle-ci (Weisner, 1982).

Plus qu'un simple problème matériel, c'est bien la question du lien social en tant que tel qui est posée par la relation frère-soeur. Selon Lévi-Strauss, le tabou de l'inceste crée l'obligation de l'échange avec les autres, et est donc constitutif du lien social: "Ta propre mère, ta propre soeur, tes propres porcs.. tu ne peux les manger [...], les soeurs des autres [...], tu peux les manger" dit un proverbe arapesh cité par Lévi-Strauss (1968: 31). Car c'est bien la question de l'inceste frère-soeur qui est la plus problématique, parmi les divers interdits touchant la sexualité familiale2: "lorsque les mythes parlent d'incestes, ils mettent en scène plutôt une soeur et un frère; plus rarement un fils et sa mère ou une fille et son père" (Gayet, 1993: 157). Quand Margaret Mead demanda aux Arapesh s'il arrivait qu'un homme eut des rapports sexuels avec sa soeur, ses informateurs trouvèrent la question absurde: "Mais non, bien sûr que non. Nous ne couchons pas avec nos soeurs; nous donnons nos soeurs à d'autres hommes, et ces autres hommes nous donnent leurs soeurs". Et quand l'anthropologue s'entête à vouloir comprendre pourquoi: "Tu voudrais épouser ta soeur? Mais qu'est-ce qui te prend? Tu ne veux pas avoir de beau-frère? Tu ne comprends donc pas que si tu épouses la soeur d'un autre homme, et qu'un autre homme épouse ta soeur, tu auras au moins deux beaux-frères, et que si tu épouses ta propre soeur tu n'en auras pas du tout? Et avec qui iras-tu chasser? Avec qui feras-tu les plantations? Qui auras-tu à visiter ?" (Mead, 1935, cité par Lévi-Strauss, 1968: 556).

L'abandon des droits sexuels sur la soeur crée le lien social, d'où l'extrême attention qu'ont portée toutes les sociétés à la question des rapports frère-soeur, soit en tenant séparés les principaux intéressés (Gayet, 1994), soit en privilégiant la proximité et la solidarité, mais toujours de manière à éviter la promiscuité. L'échange des soeurs ne doit pas faire croire, cependant, que le lien de germanité est en quelque sorte "sacrifié" à l'alliance. En réalité, selon Zimmerman (1993: 214), "la relation frère-soeur transcende les frontières de la consanguinité et de l'alliance". Aux îles Trobriands, par exemple, c'est le frère de l'épouse qui est le véritable chef de la famille de celle-ci (Weiner, 1979). La grande importance des relations avunculaires (entre l'oncle maternel et son neveu) dans de nombreuses sociétés montre bien la force de la relation frère-soeur.

La relation fraternelle est donc bien souvent au centre du système de parenté. Que l'on pense, par exemple, à l'analyse que propose Lévi-Strauss de l'avunculat: "la relation entre oncle maternel et neveu est, à la relation entre frère et soeur, comme la relation entre père et fils est à la relation entre mari et femme. Si bien qu'un couple de relations étant connu, il serait toujours possible de déduire l'autre" (1974: 50). Autant que la filiation et l'alliance, la germanité est constitutive des systèmes de parenté des sociétés ethnologiques. Or, comme ces sociétés se construisent sur les structures de parenté - dans le sens où la production et la distribution des biens suivent les lignes de la parenté (Keesing, 1981: 215) -, on peut affirmer que la fraternité est un facteur de structuration sociale important.

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