Widmer,E. Royer,D. Bürgenmeier,B. Schutheis,F. (2005).Avant propos In: Widmer,E. and Royer,D. and Bürgenmeier,B. and Schutheis,F.(Eds). Théorie et pratique de la Démocratie. Economica, Paris;, pp.1-4.
Yves Fricker est décédé le vendredi 1er novembre 2002. Cinquante-huit ans, c’est jeune. Mais si l’on sacrifie à la biographie, on dira que ces années ont été remuantes : après une thèse de sociologie à Genève, il enseigne à l’Université de Notre-Dame, Californie, poursuit ses recherches sur la côte est des États-Unis, travaille à Paris après l’élection de Mitterrand, revient à Genève, regagne l’Université, est nommé maître assistant, puis maître d’enseignement et de recherche pour devenir, deux ans avant sa disparition, professeur ordinaire au Département de sociologie et à l’Institut d’études européennes.
Par-delà l’homme et les sentiments d’amitié qu’il a su générer autour de lui, il faut rappeler sa contribution intellectuelle : un grand nombre de publications scientifiques de haut niveau, touchant principalement la sociologie politique, dont certaines ont eu un impact important, notamment sur la manière dont on se représente la démocratie suisse, en Suisse même et à l’étranger. Il y a ensuite tous ceux et toutes celles, étudiants, compagnons pour ne pas dire « disciples » (il n’aurait pas aimé ce terme), chez qui Yves Fricker a inspiré le goût des sciences sociales, par ses dons d’enseignant, sa générosité et son charisme. Finalement, on doit rendre hommage à son dévouement à la collectivité universitaire, tant au niveau du Conseil de l’Université (dont il était le président) que du Département de sociologie (il en fut un directeur aimé). À cela s’ajoutent sa grande culture, une curiosité sans limite pour le Social et l’Humain, assaisonné d’une bonne dose d’ironie, qui indiquait clairement à qui savait le lire, qu’Yves Fricker ne se voulait le dupe de personne, ni des autres, ni de lui-même.
L’une des dernières interventions scientifiques de Fricker a porté sur le relativisme en sociologie, à partir d’une réflexion autour des Lettres persanes et de L’Esprit des Lois. Sur la base d’une lecture critique des ouvrages de Montesquieu, il s’attachait à mettre en lumière certaines des forces et des faiblesses de la démocratie moderne, occidentale. Cette question le hantait. Durant les années précédant sa disparition, Fricker travaillait à une grande synthèse sur la théorie et la pratique de la démocratie, dont témoigne un manuscrit resté inachevé. Le premier chapitre de ce manuscrit a servi de fil rouge aux différentes contributions de notre ouvrage ; il en forme les prolégomènes.
Ce chapitre est caractéristique de l’approche du politique propre à Fricker : la mise à contribution efficace des classiques grâce à une érudition et une capacité de synthèse vertigineuses ; la volonté de s’attaquer à des problèmes sociaux cruciaux de l’heure, en particulier celui de la légitimité du pouvoir, question impérative pour les démocraties ; une perspective macrosociologique qui s’applique à considérer les phénomènes sociaux dans leur globalité plutôt que dans leur singularité ; l’idée d’une cumulativité des connaissances qui fait dialoguer et se répondre des auteurs que plusieurs siècles séparent parfois ; la recherche d’une utilité pratique pour la réflexion sociologique.
Et le plus important peut-être : le goût pour l’analyse des contradictions systémiques et de l’opposition davantage que pour celle de l’ordonnancement et du consensus ; «… toutes les fois qu’on verra tout le monde tranquille dans un Etat qui se donne le nom de république, on peut être assuré que la liberté n’y est pas. », nous rappelle Fricker, par l’intermédiaire de la plume de Montesquieu. Aux yeux de ce dernier, la démocratie, qu’il nomme « République », appartient au passé et n’est qu’une survivance, condamnée à plus d’un titre. De façon plus générale, selon Fricker, l’ensemble des penseurs du XVIIIe siècle, aussi bien les philosophes des Lumières que Rousseau, considèrent la démocratie comme un régime politique dont la viabilité est extrêmement problématique. N’y a-t-il pas là quelque chose de dérangeant, voire de dangereux, pour nous à qui la démocratie semble si naturelle ? Pourtant, comme nous le rappelle Fricker, cette perspective a retrouvé depuis quelques années du crédit à travers l’idée « d’ingouvernabilité » des démocraties.
Parallèlement, certains auteurs classiques ont mis l’accent, tel que Burke, sur la démocratie comme résultant d’un contrat social particulier, aboutissement d’une longue gestation, ou « apprentissage collectif », pour citer Fricker, qui recouvre plusieurs générations. À nouveau, la réflexion est d’actualité, que l’on pense à l’Irak ou aux Balkans. D’une part, différentes recherches ont montré que, dans les régimes démocratiques les plus stables de la planète, le constitutionnalisme et la mise en place d’institutions représentatives ont précédé nettement le développement du suffrage universel et ont été à même d’offrir une structure d’accueil institutionnelle à l’expression politique des clivages sociaux lorsque cette dernière s’est manifestée. D’autre part, toute une série d’études sont venues souligner la dérive populiste ou démagogique vers laquelle sont entraînés les pays dont les élites sont trop brutalement confrontées aux demandes populaires contradictoires. Ces dérives populistes — ou simplement la menace de telles dérives — appellent souvent de la part des élites des attitudes de défense qui se traduisent généralement par l’entrée de l’armée sur la scène politique et la prise du pouvoir par des dictatures technico-militaires. Plus d’un exemple contemporain vient à l’esprit.
Entre populisme et élitisme, entre anarchie et autoritarisme, entre volontarisme et laisser-faire, entre la Démocratie comme un idéal ou une théorie, et la pratique de la démocratie, quelles sont les chances du modèle démocratique occidental ? À l’heure où la perplexité de certains est grande devant les paradoxes et contradictions de la démocratie, Yves Fricker a consacré plusieurs années de recherche à ces difficiles questions. Ses collègues et amis ont senti la nécessité de poursuivre sa réflexion, dans une perspective interdisciplinaire, réunissant sociologues, économistes, juristes et politologues, autour du thème de la théorie et de la pratique démocratique. Cet ouvrage est le fruit de leur effort.
Le deuil est lourd, évidemment, mais là n’est pas l’essentiel. Voilà un collègue, un ami, qui nous a rappelé, par son travail scientifique et son enseignement, l’une des missions capitales des intellectuels : aider à la meilleure compréhension du monde. Sans concession, ni au pouvoir quand il est injuste, ni aux modes quand elles sont veines, ni aux humeurs des majorités quand elles se trompent. Ce qui s’impose alors, plus que la tristesse, c’est la reconnaissance.
Finalement, cet ouvrage n’aurait pas vu le jour sans le remarquable travail d’édition d’Arlette Sallin et de Jean-Jacques Bonvin, que nous remercions chaleureusement.
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